Samedi 21 avril, 14h. Strasbourg est brûlante. Le taxi hésite entre les bâtiments qui s’élèvent le long de la presqu’ile André Malraux. Lorsque j’entre au Shadok, tout à la fois fablab, café restaurant, espace de coworking,  Michel Ravey, co-responsable de l’atelier numérique à la HEAR, la Haute Ecole des Arts du Rhin,   achève son intervention, dont les 45 mn de retard du TGV m’auront privée. Les équipes, qui participent au 1er Hackathon des Éditeurs du Grand Est, accompagnées par des étudiants de la HEAR, se remettent au travail. L’événement est organisé par la Médiathèque André Malraux  avec le soutien de la CIL, de Numered Conseil et la participation des étudiants de la HEAR.
C’est avec grand plaisir que j’ai accepté l’invitation de Frank Queyraud, en charge de la Médiation Numérique à la Médiathèque située juste à côté, à participer au jury. J’ai développé avec  Franck ce lien inédit, que le web a inventé, de familiarité électronique : chacun a parfois été lire le blog de l’autre, nous nous suivons depuis bien longtemps sur Instagram, partageant des instants prélevés au gré de nos déplacements quotidiens. Les quelques fois où j’ai rencontré Franck IRL, c’est à l’occasion de réunions rassemblant l’ensemble des parties prenantes du projet PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) au Ministère de la Culture.
Six équipes travaillent chacune sur leur projet :
– Les Éditions du Long Bec
– La Nuée Bleue
– Le Cosmographe Editions
– 2024
– Le Centre de Créations pour l’Enfance
– Père Fouettard
Pour quelques uns, c’est un premier contact avec les problématiques liées à l’édition numérique. D’autres sont plus familiers avec ces questions. La diversité des projets et les directions prises reflètent bien les interrogations, maintes fois discutées dans les colonnes de ce blog, sur « ce que le numérique fait aux livres. »
Il y a dix ans, le terme « multimédia », qui avait représenté la quintessence de la modernité dans les années 90, avait pris un sérieux coup de vieux et cédé le pas à une rivalité confuse entre les adjectifs « numérique » et « digital ». Ce terme de multimédia devrait probablement trouver une seconde jeunesse. Il désigne en effet très convenablement des objets hybrides, intégrant texte, image fixe ou animée, éléments audio, interactivité. Etonnamment, ce ne sont ni l’image animée ni l’interactivité qui sonnent le signal de ce retour probable de l’usage du terme multimédia, mais plutôt l’audio.
Dans ce hackathon, l’audio – musique, voix, bruits – a une forte présence dans la plupart des projets. Au terme de la délibération qui suit la présentation de ceux-ci par chacune des équipes, notre jury finit , après bien des discussions, par récompenser celui des Éditions du Long Bec, un projet de BD sonore enrichie.
Une BD sonore enrichie ? L’équipe s’explique :
« L’ideÌe de deÌpart est poseÌe, mais un long travail de reÌflexion et de recherche commence. (…)
« Comment adapter une BD, eÌcrite pour un support papier, vers un format numeÌrique ? »
Nous avons pris le parti de l’audio, avec des comeÌdiens pour jouer les personnages et une mise en sceÌ€ne sonore. L’interaction avec l’auditeur/utilisateur se fait graÌ‚ce aÌ€ un systeÌ€me de notifications lors de l’eÌcoute. Lorsque l’histoire comporte une sceÌ€ne en paralleÌ€le de la sceÌ€ne eÌcouteÌe, l’appareil vibre et l’histoire continue quand l’auditeur/utilisateur deÌverrouille la notification pour regarder la sceÌ€ne annexe. Le challenge sera de ne pas perturber l’eÌcoute avec le visuel.
Cette BD sonore enrichie sera une adaptation de la bande dessineÌe l’Or de Morrison. Un western dans l’ouest ameÌricain.
Je me souviens avoir souvent joué, dans des débats au sujet des livres numériques, le rôle de « l’empêcheuse de rêver en rond », rappelant qu’en ce qui concerne le fait « d’augmenter les livres », rien n’était plus puissant que notre imagination, et que c’est justement là que réside la magie des livres, dans le fait que des caractères disposés sur une page ou affichés sur un écran ont la capacité de nous transporter aussi efficacement dans l’univers de tel auteur ou dans la pensée de tel autre. Mes expériences dans le « multimédia » des années 90 m’avaient convaincue que les livres interactifs, augmentés  sont bien plus amusants pour ceux qui les fabriquent (oui, on s’est drôlement bien amusés à l’époque…), que pour ceux qui les utilisent… En dehors de quelques projets ludo-éducatifs, l’usage de ces objets multimédia ne s’est jamais réellement imposé.
Mais de même qu’il a fallu sortir, en ce qui concerne la réflexion sur la lecture numérique, du « ceci va remplacer cela », et développer une appréhension plus fine, plus nuancée, plurielle, ouverte de la manière dont allaient évoluer les pratiques de lecture à « l’ère du numérique », de même il est peu pertinent de figer la réflexion sur les destins numériques des livres de toutes sortes.
Donner à lire des versions numériques des livres, en proposant une expérience de lecture de bonne qualité quel que soit le terminal choisi par l’utilisateur, est l’une des étapes que doit finir de franchir le monde de l’édition. Mais cela ne doit pas nous empêcher de savoir accueillir de nouvelles propositions narratives, de proposer des expériences inédites, d’explorer les technologies, d’expérimenter de nouvelles formes : comment ouvrir la voie de l’innovation si l’on commence par en figer toute possibilité en décrétant la supériorité éternelle du texte sur tous les autres moyens d’expression ?
La visite guidée de la médiathèque voisine que nous a proposé Franck renforce ce propos. Si Ruedi Baur a rendu le texte omniprésent sur les façades du bâtiment, on découvre vite au fil de la visite que celui-ci abrite toutes sortes d’images comme les illustrations présentées dans la très belle exposition Les Maîtres de l’imaginaire , ainsi que des expériences interactives et des expérimentations comme celles présentées dans  le cabinet de curiosités numériques où le projet DataPrint de livres algorithmiques imprimés de l’atelier de Communication graphique de la HEAR me séduit tout particulièrement.
En définitive, ce sont les utilisateurs qui décident. Ce sont eux qui adoptent ou rejettent, s’agrégeant parfois en tribus pour créer des niches et permettre à des propositions d’exister à bas bruit, tandis que d’autres sont massivement plébiscitées. Ce sont eux, les utilisateurs, (vous, moi…) qui font le dernier tri entre les idées une fois réalisées, alors que c’est sur des idées que l’on doit se décider à développer un projet, à un stade où il est difficile de les évaluer.
L’idée dont chacun rêve, celle qui positionne celui qui la développe dans le calme d’un « océan bleu », ressemble souvent, dit-on, à une mauvaise idée. C’est une très bonne idée qui à l’air d’une très mauvaise idée, d’une idée sans intérêt. C’est pour cela que très peu de monde s’y intéresse, que quasiment personne ne souhaite la développer. Mais c’est une bonne idée, et qui sait voir la bonne idée là où tout le monde hausse les épaules, va pouvoir la développer sans être dérangé.
Les idées dont il faut se garder, ce sont les fausses bonnes idées : les mauvaises idées déguisées en bonnes idées. Elles se soldent immanquablement par un échec, à la mesure de l’enthousiasme déraisonnable qu’elles ont suscité, échec dont il faut tâcher de prendre conscience le plus tôt possible.
Certaines bonnes idées la jouent à la régulière, ces bonnes idées ont l’air de ce qu’elles sont : de bonnes idées. Celles-là sont dans l’air, chacun peut vouloir s’en saisir. Librement partagées, la réussite de ceux qui décident de les développer réside dans la qualité de leur exécution.
Et il existe aussi, bien heureusement, quantité d’autres sortes d’idées, ni bonnes ni mauvaises, des idées inclassables, dérangeantes, floues, lumineuses ou obscures, des idées qui fusent ou qui fuient, des idées fragiles toujours au bord de l’évanouissement, des idées arrêtées ou des idées en l’air.
Dans un hackathon, on tend à valoriser le protoypage, le fait de tester une idée (plutôt que de chercher à l’évaluer à l’infini… ) en en réalisant une partie, même sommairement, même avec les moyens du bord. C’est ce qu’a réussi à faire l’équipe des Editions du Long Bec, bien accompagnée par Thomas Pineau, le fondateur d’Audio Picture, proposant durant leur représentation une simulation à base d’extraits sonores enregistrés l’après-midi même, mixant leurs propres voix et des bruitages trouvés en ligne. L’effet de suggestion et d’immersion, même dans ces conditions de test, était palpable durant leur présentation. Et cela me renforce dans ce constat : on est vraiment en train de redécouvrir la puissance de l’audio.  Oui, le multimédia semble bien être de retour, tirée par l’audio. On va enfin pouvoir recommencer à s’amuser !
Il semble cependant que ce grand doute vis à vis des promesses technologiques autour du livre affecte plus particulièrement les éditeurs traditionnels, échaudés par des expérimentations passionnantes mais qui peinent à trouver leur public. Cela ne semble en rien freiner l’imagination créative de quelqu’un comme l’auteur et producteur Etienne Jaxel-Truer, très présent toute la journée auprès des équipes et l’une des belles rencontres de ce samedi. Etienne mène en parallèle des activités qui vont du transmedia au cinéma d’animation, tout en proposant une résidence d’écriture. Toute la question est peut-être là : des produits multimédias ambitieux basculent rapidement vers une économie qui se rapproche de celle de l’audio-visuel. Et chercher à maintenir de tels projets dans celle, infiniment plus modeste en ce qui concerne les coûts de production à l’unité, de l’édition, n’est sans doute pas une bonne idée, si l’on n’invente pas des modèles adaptés.
Un grand merci pour terminer ce billet à Franck Queyraud et à Cécile Palusinski pour leur accueil et leur gentillesse, et… j’attends déjà le Hackathon n°2 des éditeurs du Grand Est.