Passer en première

Souvent, la question est : « Sur quoi lirons-nous ? », et c’est une question plutôt amusante, bien que tout le monde semble avoir compris maintenant qu’elle comporte de multiples réponses. Nous lirons sur papier, sur écran, sur e-paper. Nous lirons sur les écrans lumineux et connectés de nos PC, de nos netbooks, de nos iPhones,  nous lirons sur les écrans calmes de nos liseuses. Nous nous poserons pour lire longtemps. Nous lirons aussi rapidement, entre deux rendez-vous, entre deux stations, entre deux gares. Nous lirons de longs textes, nous lirons des bribes, nous aurons des lectures interrompues et désordonnées, et des lectures sans fin. Nous lirons à voix haute, nous lirons à plat ventre, nous lirons en cachette, nous lirons distraitement, nous lirons les sourcils froncés…

Euh… En es-tu bien sûre, Virginie ? Et si la question n’était pas : « sur quoi lirons-nous ? » mais plutôt « allons-nous continuer à lire ? »

Adrian Hon réfléchit sur cette question dans un long billet : « The Long Decline Of Reading« . Adrian conçoit des jeux vidéo, plus particulièrement des ARG (Alternate Reality Games). Il est aussi le concepteur de l’opération « We tell stories« , l’une des expériences émanant d’un éditeur (Penguin UK) les plus intéressantes de l’année 2008. À la lecture de son article, je réalise que les différentes réalisations de We Tell Stories ne sont pas des alternatives à la lecture, mais sont plutôt conçues comme des « embrayeurs » de lecture.

Voici la conclusion du billet d’Adrian (traduction maison) :

Allez dans n’importe quelle conférence sur les jeux vidéo, nous entendrez les gens parler de « récompense ». Les concepteurs ont réalisé (ou décidé ?) que récompenser le joueur en permanence était le moyen de l’accrocher. Ces récompenses peuvent prendre la forme d’extraits d’histoires, de nouveaux niveaux ou de nouveaux mondes, de trophées, d’animations, de vidéos, de points… qu’importe. Quellles qu’elles soient, elles doivent revenir régulièreemnt et fréquemment pendant la totalité du jeu, et, le plus important, au début du jeu.

Dans les dix premières minutes de beaucoup de nouveaux jeux, les joueurs reçoivent un tel tourbillon de récompenses qu’on ne pourrait leur en vouloir s’ils simaginent avoir gagné à la loterie, vaincu le cancer, ou réussi à finir le jeu. Cela peut sembler ridicule, et parfois ça l’est, mais un encouragement constant maintient le joueur en contact avec le jeu suffisamment longtemps pour qu’il entre dans l’histoire et dans le gameplay.

Les livres ne sont pas interactifs. Vous ne pouvez pas donner aux lecteurs des récompenses parce qu’ils ont réussi à atteindre la page 6 (bien que…) Le principe est cependant le même : vous devez donner de l’élan au lecteur. Vous devez l’aider à traverser ces dix premières minutes énervantes, pendant lesquelles il n’est pas encore immergé dans le flux, et qu’il est encore susceptible d’être distrait par la télé, la radio, son portable, son ordinateur. Après ces dix minutes, s’il est accroché, il est accroché…

C’est facile et c’est amusant de vouer aux gémonies les nouveaux médias comme les jeux vidéo et internet, mais d’eux,  nous pouvons apprendre beaucoup. Les designers de jeux n’ont jamais connu d’époque où il n’existait pratiquement pas de distractions. Ils ont toujours du combattre pour leur attention dans le plus grand torrent de divertissements de l’histoire. Faire que ces premiers paragraphes, ces cinq premières pages, soient toujours plus palpitantes sera la meilleure manière d’attirer de nouveaux lecteurs. Que cela soit réalisé au moyen de texte ou d’une présentation, via des sonneries de cloches et des sifflements ou du drame, l’objectif est de capturer l’attention. et ensuite, graduellements, insidieusement, engager les gens à continuer à lire par la seule force de la narration .

Nous avons tous besoin d’embrayeurs pour lire des livres. Dieu sait que j’en ai besoin – et si je tombe du train de la lecture en lisant un livre qui ne me plait pas, il peut se passer des semaines avant que je n’entame un nouveau livre.

Des embrayeurs de lecture ? Et puis quoi encore ? Je n’en ai pas besoin. Vous n’en avez pas besoin non plus, chers lecteurs de teXtes. Mais Adrian nous parle des « digital natives », ceux qui ont grandi dans une cacophonie d’informations, assaillis d’occasions de divertissements. Si vous n’en avez pas sous la main, essayez de vous procurer un ado, et posez-lui la question :  » Tu lis quoi en ce moment ?  » Bien sûr, il y a des exceptions : votre neveu, qui a commandé « les Mémoires d’outre-tombe » à Noël, votre filleul, qui n’entend pas quand on l’appelle à table parce qu’il est plongé dans « Le temps retrouvé »…  Cherchez alors un ado plus représentatif, si vous voulez, je peux vous en prêter un.

Moi,  ce dont j’avais besoin, en ce début d’année, c’est d’un embrayeur d’écriture. Merci Adrian de me l’avoir fourni avec ton billet.

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13 réponses à Passer en première

  1. Ping : De lecture et de jeux vidéos « Du cyberespace à la cité éducative…

  2. Merci Virginie (et Adrian) pour cette piste de réflexion… pour le moins provocatrice.

    Bon embrayage. Et bonne année!

  3. Ping : La Feuille » Archive du blog » Embrayeurs de lecture

  4. Hubert Guillaud dit :

    Les embrayeurs d’écriture ne manquent pas en tout cas. Superbe repérage comme d’hab. ;-).

    Et si les embrayeurs de lecture étaient des applications qui s’arrêtent, des téléphones qui basculent sur la boite vocale dès que vous vous saisissez d’un livre ou que vous ouvrez un .pdf ? La radio qui baisse le son, la messagerie instantanée qui s’arrête… Sans avoir rien à faire que de prendre un livre.

    Attention cependant à ne pas idéaliser les jeux non plus. Beaucoup de « ces embrayeurs » de jeux sont épuisants et fatiguants : longs, sans qu’il soit possible de les zapper, un peu comme ces messages contre le piratage quand vous lancer votre DVD, ou ces bandes annonces qu’on ne peut pas faire défiler. Mais bon, il y a aussi des livres qu’il faut attaquer à la page 20 ou 50 ;-).

  5. Alain Pierrot dit :

    @Hubert
    Bonnes idées, qui ressortiraient plutôt d’une qualification de « débrayeurs d’inattention » pour les applications…

    Quant aux lacunes constatées par Adrian Hon, elles me paraissent omettre des siècles de rhétorique (captatio benevolentiae, caricaturalement mise en oeuvre par la plaisanterie obligatoire au début des exposés américains), des pratiques éditoriales comme les abstracts, des pratiques d’écriture d’introductions efficaces…

  6. piotrr dit :

    Heu, il y a un mot très ancien pour désigner les « embrayeurs de lecture » : captatio benevolentiae, qui est une figure rhétorique de l’écrit comme de l’oral. Voir le gradus.

    Cette époque bénie où la lecture ne souffrait d’aucune concurrence est une belle illusion, car il n’y a de plus forte concurrence que…la vie elle-même ! et je pense bien que nous ne lisons pas par désoeuvrement.

  7. Alain Pierrot dit :

    « débrayeurs d’inattention » pourrait aussi être « inhibiteur de distraction »…

  8. moissinac dit :

    On peut rapprocher la question évoquée “allons-nous continuer à lire ?” du billet d’Hubert Guillaud « Quand YouTube remplacera Google » qui évoque de nouvelles habitudes qui se développent. Dans ce qui est évoqué, ce n’est plus le texte qui est au centre de la communication différée, mais la vidéo…

  9. piotrr dit :

    @Virginie :

    Crois-tu vraiment que l’attention d’un adolescent des années 60 était sollicitée de la même manière que celle d’un ado d’aujourd’hui ?

    aha, voilà une question qui fait dériver le débat vers quelque chose de plus difficile que la concurrence des attentions ; celle de la formation intellectuelle. Voir ici : http://www.framablog.org/index.php/post/2008/12/07/est-ce-que-google-nous-rend-idiot (dépasser le titre qui est, lui, idiot, alors que le texte ne l’est pas). (Merci à hj pour le signalement). Mais, je pense qu’on se tromperait si on n’abordait la question qu’en terme de rapport entre plaisir et effort ; c’est la porte ouverte au discours moralisateur finalement relativement inefficace : si le digital native ne lit plus de textes longs, ce n’est pas nécessairement par flemme, renoncement devant l’effort, mais peut-être plus simplement parce que l’environnement ne lui en laisse pas le temps. Cela rejoint une remarque que je me fais depuis longtemps : dans un espace physique, tu n’as pas nécessairement besoin d’agir pour exister ; tu es là et c’est déjà bien suffisant dans la plupart des cas ; dans un espace numérique, c’est l’inverse : si tu ne postes pas, ne twittes pas, n’envoies pas de sms, si tu n’envoies pas de signaux, tu disparais, tu n’existes pas ; d’où les constantes sollicitations, cette pression pour constamment agir : « lâche tes coms !! ». C’est ça peut-être qui est assez nouveau : traditionnellement, l’espace de la lecture est séparé de l’espace social ; lire, c’est opérer une sorte de retraite, se déconnecter d’avec la vie courante et cette figure est très ancienne. Aujourd’hui, les deux espaces sont fusionnés ; lire, c’est communiquer, et encore plus vite et plus intensément qu’autrefois ; alors la vraie question qu’il faut se poser, je crois, c’est : comment préserver aussi cette lecture-retraite, à l’ancienne, y compris sur des supports numériques (c’était mon idée d’éloge de la passivité). Mais la question se pose d’abord pour nous parce que nous n’avons même pas encore de réponse je pense. Donc, j’aboutirais à des conclusions assez opposées à celles d’Adrian Hon, finalement !!!

  10. Hubert Guillaud dit :

    Si l’espace de la lecture est de moins en moins séparé de l’espace social – et c’est une piste qui est éminemment pertinente à suivre -, je ne suis pas sûr que ce soit la passivité qu’il faille développer (mais j’aimerais bien que tu nous dises Piotrr quelles seraient tes conclusions opposées…), mais bien plutôt des interactions pendant la lecture. C’est lire un texte à plusieurs, à distance, en faisant les commentaires les plus pertinents en temps réel… par exemple. C’est analyser, décrypter, compiler en réseau…

    Autant d’expériences qui me plaisent beaucoup par avance sois-en sûr !

  11. Alain Pierrot dit :

    La lecture pour la lecture ne fait pas plus sens que le ‘Livre’ érigé en symbole de la (quelle ?) culture :

    Il est des textes qui requièrent une lecture immersive, suivie; je pense que ceux-là méritent d’être proposés dans des espaces protégés des interférences usuelles sur le web, de même que certains films supportent mal les coupures publicitaires.

    Dans le domaine de la musique, imeem a introduit récemment l’insertion de publicités audio entre les plages des playlists, ce qui est particulièrement pénible lors de l’écoute des différents mouvements d’une cantate baroque.

    Il y a sans aucun doute aussi place pour des modes d’écriture et de lecture plus interactifs, à explorer, développer ou retrouver.

  12. Piotrr, je vous suis totalement sur votre éloge de la passivité. D’ailleurs pour préserver cette lecture retraite sur support numérique, la liseuse semble toute indiquée. Pas d’interruption intempestive.

    Je ne suis pas certaine que le lecteur ait besoin d’exister autant que l’éditeur, l’auteur ou le libraire sur le net. Pas sûre que sa présence ne soit pas dès lors ostensible – et parfois importune.

    Mais je suis plutôt Alain sur les précisions qu’il apporte sur le sens de la lecture. De même, un lecteur de livre imprimé est-il forcément passif? N’y a-t-il pas interaction entre le lecteur et le texte? L’interactivité n’est pas l’interaction, mais elle n’en est qu’une gestuelle, non?

  13. Ping : Embrayer la lecture « amontour

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