Intervention présentée à l’occasion de la conférence Tools of Change for Publishing à Francfort le 5 octobre 2010. J’ai parlé sur les images que je replace ci-dessous. Les parties indiquées en gras étaient également insérées dans des slides qui venaient s’intercaler entre les images. (Version française) - Partie 1.
Je déteste le changement. Comme vous. Secrètement, profondément, je déteste devoir changer d’habitude. Je bénis secrètement l’ensemble des routines qui me permettent de ne pas réfléchir à chaque fois que je désire agir. Et surtout, je déteste le changement lorsqu’il m’est imposé, lorsque il vient de l’ extérieur.
Aujourd’hui, l’ensemble du secteur de l’édition est confronté à la nécessité de changer. Et c’est d’autant plus difficile, que ces changements viennent de l’extérieur.
Jusqu’à une date récente, le numérique, c’était pour les autres. Les autres industries culturelles, comme la musique ou le cinéma. Les autres secteurs de l’édition, comme le secteur STM.
Le changement, ce n’était pas pour nous. Nos lecteurs, de fiction et de non fiction, jamais ne souhaiteraient lire sur autre chose qu’un livre imprimé, cet objet parfait.
Aujourd’hui, Google est devenu un verbe, et si Facebook était un pays, ce serait le quatrième pays le plus peuplé du monde…
Qu’avons-nous à proposer aux habitants de ce pays sans frontière ? A ceux qui ont une vie en ligne, que la lecture sur écran ne rebute pas, qui prolongent sur le web leur existence avec le plus grand naturel ?
Aujourd’hui les terminaux sont là , qui permettent une lecture immersive suffisamment confortable.
Lorsque une offre de qualité est disponible en numérique, ainsi qu’un moyen simple d’y accéder, le marché peut démarrer.
C’est ce qui s’est passé aux USA : le lancement du Kindle qui proposait à la fois une expérience de lecture suffisamment confortable, et une expérience d’achat très simple parmi un vaste catalogue de qualité , a été le signal de départ d’une augmentation rapide des ventes de livres numériques. L’arrivée d’autres offres, celles de Barnes & Noble, celle de Borders, et enfin le lancement spectaculaire de l’iPad et de son iBook store, et les baisses de prix des liseuses qui ont suivi, ne vont qu’amplifier le phénomène.
En France, ce marché en est encore à faire ses tout premiers pas.
Plusieurs raisons à ce décalage :
1) Il n’y a pas eu ici d’équivalent à « l’effet Kindle » : il n’y a pas encore de liseuse e-Paper connectée.
2) le catalogue d’œuvres disponibles est encore limité
3) Ici, les groupes d’édition sont aussi des groupes de distribution, qui souhaitent développer chacun une activité de distribution numérique. Cela a abouti à une multiplicité de plateformes de distribution numérique, chacune liée à un groupe, et à une complexité dans la présentation de l’offre aux revendeurs.
4) Il existe un différentiel de TVA important entre le livre imprimé et le livre numérique. Du 5,5 % auquel les éditeurs étaient habitués, on passe à 19,6%, alors que le lecteur attend un livre numérique sensiblement moins cher que sa version imprimée. Même en pratiquant un prix identique à la version imprimée, ce qui n’est pas acceptable par le lecteur, le revenu net de l’éditeur diminue.
6) Nous vivons en France depuis 1981 sous le régime de la loi Lang, qui permet à l’éditeur de fixer lui même le prix des livres, et interdit aux revendeurs de pratiquer des ristournes supérieures à 5%. Une loi qui a permis, car telle était sa raison d’être, que la librairie puisse continuer d’exister face aux grandes surfaces culturelles et aux hypermarchés.
Depuis bientôt trente ans, les éditeurs fixent le prix des livres. Jusqu’à présent, le livre numérique n’entrait pas dans le cadre de cette loi.
Un projet de loi visant à réguler de la même manière le livre numérique vient d’être déposé au Sénat.
Quelques raisons de penser que les choses vont s’accélérer en 2011 :
– multiplication des canaux de vente
- enrichissement de l’offre
– arrivée de l’iPad
– diffusion prochaine de plusieurs liseuses connectées
– ouverture d’un site des libraires indépendants
– accords en cours pour la mutualisation des catalogues
– ouverture d’un hub inter-plateformes
– projets de mise en place de librairies numériques par de nombreux acteurs
– proposition de loi sur le prix unique du livre numérique déposé au Sénat.
– loi concernant l’alignement de la TVA du livre numérique sur celle du livre imprimé également en projet.
Il est donc fort probable que nous allons connaître, nous aussi, notre « moment ebook ».
Le ‘moment ebook’ est le premier pas : construire une offre numérique est une opportunité pour les éditeurs d’initier le changement.
Cet effort doit s’inscrire dans une vision plus large du futur de la lecture, et doit s’accompagner d’une prise de conscience des profonds bouleversements qui modifient notre environnement.
Tous ceux qui parmi vous ont vécu ou vivent ce moment de mise en route savent que c’est un moment difficile, que les obstacles sont nombreux, de tous ordres, et qu’il faut une volonté forte et une conviction sans faille pour le réussir.
Pourquoi parler de « moment ebook » ? Parce que le livre, une fois qu’il se sépare du support qui a été le sien depuis plusieurs siècles, va probablement connaître des transformations, de forme, d’usage, que nous ne soupçonnons pas aujourd’hui.
Mais le premier pas est celui-ci : offrir des versions numériques de nos livres à  nos lecteurs,  de sorte qu’ils puissent les lire sur le terminal de leur choix. Rien de bien révolutionnaire en apparence. En réalité, de très nombreuses évolutions dans la manière dont nous travaillons.
Pour donner un exemple, j’aimerais reprendre ici les paroles de Laura Dawson, citées sur son blog par Donn Linn : « When are we going to be able to go to meetings like this and not hear about someone beginning to use an XML workflow, setting up a Digital Asset Management system or getting their metadata organized properly without its being treated as something unusual and remarkable? »
Je partage tout à fait cette impatience de Laura. Et l’exemple de la mise en place d’un DAM illustre parfaitement ce que je veux dire quand je parle d’obstacles.
Il faut avoir une vision de l’avenir pour décider d’implanter un DAM : c’est un investissement important. Mais sa mise en place n’est rien, en comparaison de l’effort nécessaire pour que cet outil soit adopté et utilisé. Typiquement, il est nécessaire de former tous ces utilisateurs, pour qui l’utilisation du DAM va apparaître comme une gêne, une complication superflue, un de ces multiples tourments que les gens semblent inventer chaque jour pour vous compliquer le travail. Et les utilisateurs ont raison : la seule manière d’obtenir d’eux l’effort immense que constitue le fait de changer ses routines de travail, c’est de leur démontrer que cet effort, une fois devenu une nouvelle habitutde, comporte pour eux des bénéfices, qu’ils ne pourront apercevoir qu’une fois que l’ensemble des équipes aura effectué le changement.
Dans le groupe dans lequel je travaille, des dizaines de formations ont été organisées, avant que l’archivage des projets dans le DAM commence à devenir systématique. Et ce n’est pas fini : je parlais l’autre jour avec une attachée de presse qui me disait ne jamais l’utiliser, alors même qu’elle avait reçu la formation. Elle n’avait tout simplement pas été assez loin dans la courbe d’apprentissage pour que lui apparaisse la réalité des bénéfices qu’elle pouvait y trouver. Ma conclusion dans ce cas est toujours de me dire, non pas « mais ils ne comprennent rien ». C’est de me dire : « Visiblement, le message n’est pas passé, nous n’avons pas été assez loin, nous n’avons pas assez bien expliqué, montré, il faut accompagner encore. »
Ce « moment  ebook » n’est pas très glamour. De l’extérieur, ça paraît assez simple. Vous qui êtes ici, vous savez tous qu’il n’en est rien. Deux actions doivent être menées en parallèle, l’une qui consiste à mettre en place de nouveaux process pour que chaque nouveauté sorte simultanément en version imprimée et en version numérique. L’autre consiste à numériser le fonds. Mon propos ici n’est pas de vous détailler les process, mais de témoigner de différentes options stratégiques qu’il est possible d’envisager pour ce faire.
L’une consiste à mettre en place une équipe dédiée, à faire intervenir des spécialistes, afin de ne pas perturber la filière traditionnelle. C’est cette équipe qui va se charger de contacter les auteurs afin d’obtenir les droits numériques. C’est elle qui va récupérer les fichiers des livres imprimés, décider du format, choisir la charte graphique numérique, contacter un sous-traitant pour la conversion, effectuer les contrôles de qualité. C’est une jeune équipe brillante, ils vont vite. Ce sont « les gens de l’informatique ». Ils ont le vocabulaire. Ils connaissent le dédale des formats, les complications des DRM, ils parlent de CSS et de DTD.
Pendant ce temps, les équipes traditionnelles ne sont pas dérangées, et continuent de pratiquer leur métier sans se préoccuper des changements qui sont pris en charge par « les gens du numérique ».
Il existe une autre façon de procéder. Elle est plus lente. Elle demande infiniment plus d’efforts.
Elle consiste à ennuyer dès maintenant les éditeurs avec le numérique. Certains seront mécontents, dans un premier temps. et vous diront : j’ai des livres à faire. Depuis des années que je m’occupe de numérique, depuis la vieille époque du CD-Rom, c’est la phrase que j’ai entendue prononcée le plus souvent dans les différentes maisons d’édition où j’ai travaillé : « j’ai des livres à faire. ».
Oui, vous avez des livres à faire. Je sais. Voulez-vous que vos livres soient lus ? Savez-vous que demain, de plus en plus de lecteurs liront en numérique? Est-ce que vous ne vous sentez concerné que par les lecteurs qui préfèrent l’imprimé ? Est-ce que votre auteur n’a pas envie que vous veilliez à la qualité de présentation de son livre sur tous les supports où il apparaîtra ?
Oui, l’autre option, c’est de faire en sorte que le changement vienne transformer de l’intérieur les pratiques des éditeurs. C’est de travailler à ce que la perception que chacun a de son métier évolue.
Il ne s’agit évidemment pas de transformer les éditeurs en développeurs. Ni de leur demander d’écrire une DTD. Et il y a bien sûr besoin, pendant une longue période, que des personnes spécialisées les accompagnent au quotidien dans la mise en place du changement.
Mais cette équipe est là , non pour se substituer aux éditeurs, mais pour transmettre les connaissances et les savoir-faire qui permettront, progressivement, aux éditeurs de changer leur façon de travailler, de s’approprier le changement.
Les éditeurs, par chance, sont habitués à vivre dans l’incertitude. Chaque projet éditorial est une aventure. Le succès n’est jamais garanti. Ils font des paris. Ils s’engagent. Ils prennent des risques. Si on prend la peine de leur présenter et de leur expliquer les enjeux du numérique, si on leur donne une chance de s’en emparer, ils le font. Les choses ont déjà beaucoup bougé. Il n’est plus besoin de définir chaque acronyme, chaque mot technique. Le premier signe indiquant que l’appropriation du changement est en cours, c’est lorsque l’on constate que le vocabulaire devient partagé, lorsque les mots qui faisaient peur se banalisent. Le virage se prend. (voir la partie 2)
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Ah ! du grand virginie .
Je ne m’attarde pas je cours lire la deuxième partie !
Il me semble important de rappeler que les espaces ouverts par le web et les technologies numériques sont certes immenses, mais ont des limites, des frontières, des clivages internes et externes.
Le rôle des passeurs que tu évoques est de les identifier, de les montrer.
Le travail d’aide au changement en sera grandement facilité.
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