Prenez le temps de visionner la vidéo publiée sur le site de Christian Fauré, de son intervention de samedi dernier ainsi que de celle d’Alain Giffard, tous deux présentés par Bernard Stiegler, dans le cadre d‘Ars Industrialis. J’ai eu le plaisir d’y assister, en bonne compagnie.
Immatériel, le web ? Pas du tout ! Christian nous a parlé des infrastructures, de ces gigantesques entrepôts possédés par Google, Amazon et quelques autres. Le « cloud computing », ça ne veut pas dire que les calculs se font vraiment dans les nuages… Dommage pour la beauté de l’image. Non, de plus en plus, les données sont stockées et les calculs sont effectués dans des entrepôts où s’entassent des serveurs à perte de vue, situés de préférence dans des zones froides, et même là ça coûte cher de refroidir tout ce monde là . Si vous voulez voir à quoi ça ressemble, il y a des photos ici.
Certaines entreprises basculent en mode SAAS (Software As A Service), et réduisent drastiquement leurs coûts informatiques. Faut-il qu’une application tourne sur mon serveur ? Si elle tourne ailleurs, « on the cloud », mais que j’accède au service dont j’ai besoin, sans devoir me préoccuper d’implémentation, de maintenance, de m’assurer que j’ai bien la dernière version ? Christian cite la métaphore utilisée par Nicholas Carr dans son livre « the big switch » : lorsque chaque entreprise produisait encore elle-même son électricité, la perspective de se séparer de son outil de production d’électricité pour s’abonner à un fournisseur d’électricité a semblé très dangereuse. Il considère que les responsables des systèmes d’information vivent aujourd’hui la même inquiétude : « Comment, me dessaisir des solutions installées chez moi ? devenir dépendant ? »
Christian interroge cependant la métatphore : peut-on tout à fait mettre sur le même plan les données et leur traitement, et l’électricité ? Et il rappelle cette saisissante définition que donne Gilbert Simondon, pour qui la technologie, c’est « l’inscription du symbolique dans la matière » Et savoir où et comment se stocke et se traite le symbolique, ce n’est pas trivial…
Bon, si je vous résume tout, vous n’irez plus voir la vidéo, et ce serait bien dommage…Car vous rateriez aussi le très bel exposé d’Alain Giffard, intitulé « Lecture numérique, lectures industrielles : contrôle de l’attention et catastrophe cognitive« . Vous croyez que vous lisez, là ? La petite minorité d’entre vous qui a poursuivi sa lecture jusqu’ici, au delà des trois première lignes et d’un survol des liens ? En êtes-vous sûr ? En réalité, vous êtes en train de faire de la pré-lecture, de balayer ce texte pour juger rapidement de son intérêt (alors, c’est pas si mal, non ?), et décider ensuite si oui ou non vous le lirez tranquillement plus tard, quand vous aurez le temps. Tapez, nous dit aussi Alain Giffard, le mot « reader » dans Google image. Vous vous attendez peut-être à voir des photos de gens assis confortablement, lisant un livre ou un journal ? Ou de gens concentrés sur leur lecture dans une bibliothèque, ou d’autres à plat ventre sur des pelouses, absorbés par la lecture d’un roman ? Pas du tout. Tapez « reader », et vous obtiendrez en majorité des photos de machines, de « machines à lire ». Vous avez dit lectures industrielles ?
Et moi, qui blogue pour le plaisir sur un système de blog gratuit, sans publicité, je participe avec vous qui croyez me lire mais ne me lisez pas vraiment, à ce processus d’industrialisation de la lecture, nous sommes la cible et/ou les instruments du « marketing neuronal »… Je cite Alain Giffard, mais il faut lire (pré-lire ?) sur son blog la série complète consacrée à ce thème :
« Il faut aller plus loin. Google est seulement un exemple -pour le moment, le plus abouti- de cette capacité des industries de l’information, à travers leurs logiciels et services, à se saisir et exploiter les données produites par les internautes, y compris les plus profondes (selon la métaphore du » data mining « ).
Grâce aux cookies implantés sur l’ordinateur des internautes, elles peuvent enregistrer les parcours de lecture et constituer automatiquement des profils individualisés qu’ils peuvent revendre aux annonceurs. Tout peut être enregistré et retraité : blogs, mails, liens, signets, annotations.
Toute personne qui publie sur le web, même avec des logiciels libres, des contenus en » creative commons « , et en refusant la publicité sur ses propres pages, tend à devenir le poisson pilote de la publicité qui, attirant les lecteurs, prépare l’exploitation commerciale de leurs lectures.
Ainsi le lire numérique s’industrialise selon ces trois axes. Ce processus n’est pas uniforme. En particulier, il connaît une certaine concurrence économique. Cette concurrence articule la rivalité entre technologies et modes de valorisation. En ce moment, par exemple, Google a su damer le pion à la fois aux autres moteurs de recherche, et aux portails ou navigateurs.
Il me semble cependant qu’un principe assez général unifie l’industrialisation de la lecture. Et c’est ce principe qui nous permet de parler de lectures industrielles. »
Pas encore assez bousculés, chers poissons pilotes ? Regardez et écoutez les deux allocutions ici.
L’avenir est sans doute au samizdat, que l’on se passera de main en main, capuche rabattue sur la tête pour éviter les caméras de surveillance… Mais trouvera-t-on encore du papier et du crayon ?
Evidemment, ce que je dis fait un peu science-fiction : mais j’imagine que la caméra de mon micro (un Mac) est branchée tandis que je vous écris, elle ne me sert pas à « chater » en direct avec vous, elle est obligatoirement reliée au système informatique du ministère de la Sécurité (Hortefeux en a hérité, après ses déloyaux services), et ce que j’écris en ce moment s’inscrit immédiatement dans le fichier qui m’est alloué, place Beauvau, comme à tous les Français.
L’ordi est un outil commun (j’ai de plus en plus de mal à prendre la place de mon fils qui s’en empare dès qu’il est là ), plein de possibilités en effet : même la Cnil semble avoir renoncé à un certain nombre de ses prérogatives toutes théoriques (ses maigres moyens l’empêchent d’avoir une action quelconque face au rouleau compresseur de l’informatisation généralisée et du croisement de toutes les bases de données disponibles).
Vous en connaissez comme moi le catalogue : passeport biométrique, cartes bancaires, Navigo dans le métro, caméras urbaines, péages d’autoroutes, Sécurité sociale, impôts, etc.
Il reste à inventer les codes « incassables » résistant à cette entreprise globale qui semble échapper même à ses promoteurs ou les dirige malgré eux vers un monde où, peut-être, le samizdat (nous y revoici !) restera, comme la parole non enregistrée à distance, un rare moyen de survie intellectuelle.
Mais ceci est une vision purement fictive de ce qui ne nous attend pas !
Ah ben du coup je suis bien motivé pour la voir cette vidéo! Hop elle est tagguée dans mon delicious avec le mot « réflexion »…sur et certain je prend le temps de la voir ce we! ;-)
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