Bien sous tous rapports

Deux rapports ont été publiés à quelques jours d’intervalle, qui concernent tous les deux le livre numérique. L’un émane de la commission réunie par l’ALIRE (Association des librairies informatisées et utilisatrices de réseaux électroniques) et le SLF (Syndicat de la librairie française). Il est consultable en ligne, dans une version ouverte aux commentaires (thème CommentPress sous WordPress), et disponible également au format PDF ici, et ici, ainsi qu’en version imprimée (Editions La Découverte).

Le second a été commandé à Bruno Patino par le Minisitère de la Culture et de la Communication. Il est téléchargeable ici.

Ces deux rapports sont de nature et de facture bien différentes :

– L’un propose un état des lieux et dévoile une réflexion « in progress » menée de l’intérieur d’une profession, la librairie. L’une des formes de publication choisie, ouverte aux commentaires, témoigne de la volonté d’ouverture de la commission SLF/ALIRE, qui prend le risque de soumettre aux commentaires un texte qui embrasse des questions nombreuses et complexes.

– Le second s’appuie sur la connaissance des problématiques liées au numérique de son auteur, (Bruno Patino dirige le Monde interactif), et sur le travail de la Commission qu’il a présidée et qui a procédé à l’audition de nombreux acteurs du monde du livre.
Les recommandations des deux rapports ont déjà été largement rapportées et commentées, aussi ne vais-je pas y revenir ici.

J’ai préféré tenter de rechercher, à travers l’un et l’autre textes, qui par ailleurs présentent de nombreuses similitudes, les points de divergence les plus importants.

Le premier concerne la définition du livre numérique. Cette définition s’avère difficile dans les deux cas, mais contrairement à Bruno Patino, qui conclut à une « définition impossible », la commission SLF / ALIRE compte sur l’interprofession pour parvenir à préciser cette définition, qui seule, permettrait d’espérer un amendement de la loi Lang pour que le prix unique s’applique également au livre numérique :
SLF / ALIRE

« Nous pensons que l’interprofession a intérêt à définir une notion de « livre numérique » (par exemple, Å“uvre complète vendue de façon pérenne et individuelle, reflétant le livre papier quand il existe) à laquelle ne saurait être assimilée la vente de contenus ou d’usages dérivés de ce contenu originel et matriciel. (…) Sur le principe, et dans l’idéal, la législation du prix unique et le taux de TVA réduit s’appliqueraient au livre numérique, mais ne concerneraient pas les autres types de contenus numériques. »

Rapport Patino

« A la limite, le seul cas où l’amendement (NDLR: de la loi Lang) semble « naturel » serait celui du fichier fermé téléchargé, simple retranscription d’un livre existant dans l’univers imprimé. Mais même dans ce cas, ce dispositif risquerait d’être discriminant par rapport aux autres formes de « livres numériques ». Du coup, le mode d’exploitation le plus respectueux de la version sur papier serait le seul à être régulé (car étant le seul à être définissable en continuité directe avec l’univers de l’imprimé) ; de ce fait, il serait potentiellement pénalisé au profit d’autres qui ne seraient pas encadrés. La loi « Lang » semble donc, dans sa formulation actuelle, ne pas pouvoir être amendée pour inclure la totalité des expressions d’un « livre numérique » qui est avant tout un droit de propriété intellectuelle sur un contenu écrit. »

Un autre point sur lequel les deux rapports soutiennent des positions différentes est celui de l’application d’un taux de TVA réduit au livre numérique. Si le SLF / ALIRE souhaite que cette TVA à 5,5 s’applique au livre numérique (ce qui implique, encore une fois, d’en fournir une définition…), il souhaite voir ce taux réservé au seul livre numérique, alors que pour Bruno Patino, en l’absence de définition, il est préférable d’étendre cette réduction du taux de TVA à l’ensemble des « biens culturels numériques ».

Rapport SLF / ALIRE

« – La TVA à 5.5% doit rester un taux réduit exceptionnel dû à l’objet spécifique du « livre imprimé » et du « livre numérique » si un accord est trouvé sur sa définition (cf. § précédent). Il n’est donc pas demandé de révision du taux de TVA sur les autres types de contenus numériques. « 

Rapport Patino

« Il paraît donc plus judicieux de proposer, plus généralement, une TVA à taux réduit pour l’ensemble des biens culturels numériques. La présidence française du Conseil de l’Union européenne et l’échéance de renégociation de la sixième directive TVA pourraient permettre de mettre rapidement l’accent sur cette demande. La commission estime donc nécessaire de demander, pour favoriser l’essor des livres numériques, l’application d’un taux de TVA réduit pour les contenus culturels numériques. »

Enfin, et c’est peut-être ce point qui est le plus intéressant, les deux rapports s’approchent de la notion d’usage de façon bien différente. Là où les libraires réaffirment leur rôle de médiateurs, au secours de lecteurs perdus dans la « jungle du numérique », Bruno Patino met en avant l’expérience utilisateur, et confie à ces utilisateurs, seuls à décider in fine de ce qui « prendra » ou « ne prendra pas » en matière d’usage, un rôle qui gomme la médiation, même s’il est avéré que dans la « jungle du numérique », les médiations existent bel et bien, même si elles se modifient, ou se font à l’insu des utilisateurs. (cf à ce sujet Alain Giffard, que je cite encore une fois, auteur d’une étude menée en 2007 pour le Ministère de la Culture et de la Communication et intitulée « Lire – les pratiques culturelles du numérique « . )

SLF / ALIRE :

« Ainsi, éditeurs et libraires pourront jouer mieux encore leur rôle de médiateur, proposant une offre qualifiée aux lecteurs qu’une jungle du numérique pousserait à une lecture plus encore qu’aujourd’hui banalisée, attendue et imposée. Ainsi, les auteurs et les lecteurs seront-ils mieux respectés et considérés. Ainsi, la diversité et la richesse d’une offre culturelle tiraillée entre standardisation et atomisation pourra-t-elle non seulement être préservée, mais développée avec enthousiasme et passion. »

rapport Patino :

« Les usages, et non les auteurs, éditeurs ou libraires, décideront en définitive de ce que sera la lecture numérique. Un usage, dans le processus de construction d’un secteur du numérique, est une expérience suffisamment satisfaisante pour que le consommateur lui reconnaisse une valeur. Cette valeur se mesure dans l’argent et également dans le temps qu’il est disposé à donner pour vivre cette expérience. La plupart des expériences neuves vécues dans l’univers numérique restent sans suite, une technologie et ses fonctionnalités ne retenant pas l’attention du public. Mais parfois, dans un contexte donné, l’expérience est si satisfaisante qu’elle définit de nouveaux usages, consolidés dans une pratique assez large pour constituer un nouveau marché. »

Cette question de la médiation, qu’il s’agisse de celle prise en charge par les éditeurs ou de celle effectuée par les libraires et les bibliothécaires, est au coeur de la révolution numérique. Les uns et les autres sont tenus d’apprivoiser très rapidement les technologies et de poursuivre leur mutation pour être en mesure de continuer à jouer un rôle dans l’univers numérique. À ce titre, l’engagement de l’état ne devrait pas se limiter, me semble-t-il, à l’aide à la numérisation, mais pourait inclure un soutien au développement des infrastructures numériques et à la formation.

Ce contenu a été publié dans édition, édition électronique, la vie numérique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Bien sous tous rapports

  1. Renaud dit :

    Voilà que j’allume mon ordinateur et que je lis dans mon reader cet excellent billet. Avec le soleil, la journée commence bien.
    Merci Virginie.

  2. Alain Pierrot dit :

    À propos d’infrastructures, voir quelques idées de Vint Cerf, et les réactions suscitées, à partir d’un billet de Lauren Weinstein.

  3. Merci Virginie pour cette judicieuse lecture comparée des deux rapports importants du moment.

    Le Rapport Patino est bien prudent, surtout centré sur la consolidation défensive des acquis.
    C’est certes indispensable, mais, de plus en plus l’innovation (la capacité à innover et à s’adapter) fera la différence je pense.
    Fin 2008 début 2009 des liseuses devraient être en vente auprès du grand public, notamment dans la grande distribution et à des prix abordables, que se passera-t’il alors ?
    Les lignes défensives ne tiendront pas longtemps (face à Amazon, Google, Sony, Orange Telecom, SFR, etc.).
    Aussi justes soient-elles les exceptions françaises tiennent aujourd’hui plus de l’empire romain et de ses légions que du village gaulois : Astérix ne sera pas avec nous, mais là où il y aura du business ;-(

    C’est pourquoi, dans le rapport Alire-SLF, je ne peux m’empêcher de trouver symptomatique le point d’interrogation : « Accueillir le numérique ?  »

    Je regrette aussi qu’il se positionne dans une évolution par rappoort au numérique seulement et pas plus globalement par rapport à l’évolution du commerce et notamment du e-commerce (Amazon développe déjà des tests sur Second Life en vue du Web 3D de demain…)

    Enfin, je regrette surtout de ne plus y retrouver l’élan qu’avait initié Bernard de Fréminville, alors Directeur général de Dilicom lors du colloque Alire / Dilicom « Les nouveaux supports numériques du texte. Impacts sur le commerce du livre. » du 04 juin 2007 (à peine plus d’un an), élan combattif qui était manifeste dans les interventions de John Mc Namee, Président de la Fédération Européenne des Libraires, par exemple, ou de Jean-Michel Billaut lorsqu’il lançait à l’auditoire riant jaune : « Il y a toujours eu chez les homo sapiens une lutte entre les barbares et les empereurs. Vous êtes des empereurs du papier et il y a des tas de zigotos qui viennent et vont essayer de vous déloger pour essayer de prendre votre place et gagner de l’argent. »
    (Le compte-rendu de cette belle journée est toujours en ligne sur le site de Dilicom : http://www.dilicom.net/CompteRendu_Colloque.htm )

  4. Alain Pierrot dit :

    Toujours sur les infrastructures, lire le témoignage sur la fracture culturelle et sociale liée aux lacunes de la couverture haut débit, «Ma vie sans Internet».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *