Je suis depuis quelques années le parcours de Craig Mod, à la fois ce qu’il dit, et ce qu’il fait. Et je suis un petit peu étonnée qu’Hubert Guillaud ne mentionne pas dans son billet, titré « Du livre au web : de l’édition électronique à la « web édition » » la dernière aventure de Craig Mod, la plateforme Hi, lancée en version sur invitation il y a quelques jours.
Il n’est pas très surprenant que Craig Mod ait choisi le site Medium pour publier un long article expliquant ce qu’est Hi. J’avais salué dans un post il y a presque un an l’arrivée de cette plateforme, à mi-chemin entre blog et magazine, une plateforme de publication pensée pour mettre en avant des contenus de qualité, en les rassemblant non plus dans un ordre anté-chronologiqe selon la timemline façon « fosse à bitume » des blogs, mais par thématiques.
D’ailleurs, le créateur de Hi et celui de Medium se connaissent, et Craig Mod remercie Ev Williams en tête de son article.
Mais qu’est-ce que Hi ? Je n’ai malheureusement pas pu l’expérimenter directement, une poignée d’invitations disponibles ayant été raflées très rapidement, et j’attends patiemment maintenant de recevoir la mienne. Je dois donc pour expliquer ce qu’est Hi me baser sur ce que montre le site, sur les explications de Craig et sur les commentaires de quelques blogueurs qui ont réussi à mettre la main sur des invits.
Hi semble s’inspirer de l’incroyable succès d’Instagram, en y injectant un peu de Foursquare, un brin de Twitter, et une petite dose de Blogger, le tout à la sauce… Medium.
Ce que dit Craig :
« Hi est une site web co-fondé avec Chris Palmieri qui vous permet d’associer un court texte et une photographie à un lieu. Nous appelons cela un moment. »
Il s’agit d’un « networked storytelling tool », un outil de narration connecté. Quoi de neuf ? Facebook n’est-il pas déjà un outil de narration connecté ? Sans doute un peu, mais le « storytelling » n’est pas l’idée principale de Facebook. Non, Hi est plus proche de Medium, parce que les « moments » qui le composent sont regroupés par lieux, et que la chronologie et les personnes (amis, followers ) y jouent un rôle plus faible.
Le pari est de partir de la simplicité d’Instagram, celle qui lui a valu d’être adopté par des millions d’utilisateurs en un temps record, avec la possibilité de documenter les images avec deux niveaux de texte : l’un très court, proche de la légende, et un deuxième niveau, plus long, auquel on accède en cliquant sur un bouton intitulé « tell me more ».
Dans Instagram, la possibilité existe de géolocaliser et d’ajouter un commentaire à ses photos.
Dans HI, la proposition est inversée : la possibilité existe d’ajouter une photo et du texte à sa géolocalisation. L’entrée, c’est le lieu.
La proposition séduira tous ceux qui ont rêvé sur des cartes, suivi du doigt les méandres des routes, rouges pour les grandes, jaunes pour les plus petites, à peine un filet noir pour les minuscules. Ceux – dont je fais partie – qui peuvent passer de longs moments à explorer Google Maps, à s’attarder sur des noms de lieux, à passer du mode graphique à la vue satelite.
Il est important, en lisant le long papier de Craig Mod, de se souvenir que Craig est aussi auteur et designer. Craig défend une idée de la création proche de celle de Godard pour le cinéma, Godard qui pourfendait les cinéastes qui ne travaillaient pas, qui ne s’exerçaient pas. Pour filmer, écrire ou peindre correctement, il faut filmer, écrire ou peindre chaque jour, il faut s’entraîner, il faut des milliers d’heures de pratique. Et Hi se veut un outil qui encourage les utilisateurs à écrire et photographier régulièrement, à pratiquer la photo et l’écriture chaque jour.
Le succès d’Instagram tient beaucoup à notre paresse : il est à la fois très facile de prendre une photo et de publier (clic, clic, et reclic), et très facile de consulter des photographies. Même s’il est possible de contempler longtemps une photographie, on en prend connaissance immédiatement, et on sait si elle nous plaît en un instant. On peut très facilement suivre quantité d’utilisateurs sans y passer des heures. Utiliser Instagram ne demande presque aucun effort, et prend très peu de temps.
En proposant l’ajout d’un texte court, puis en offrant la possibilité d’annexer un autre texte, celui-là plus long, à la photographie, et au point de géolocalisation, Hi engage son utilisateur dans quelque chose de plus chronophage, et de beaucoup plus exigeant. Penser que l’on va attirer, pour y pratiquer avec régularité l’écriture autour de lieux et de photographies, des gens sur une plateforme pensée pour cela est un pari audacieux. Parce qu’il existe déjà quantité de plateformes qui permettent cela, qu’il s’agisse de Facebook, de Twitter, de Tumblr, ou tout simplement des plateformes de blog traditionnelles comme Blogger ou WordPress. Le succès d’une plateforme tient à un subtil équilibre entre performance technique, qualités ergonomiques, pertinence de la proposition, vitesse d’adoption, exploitation de l’effet de réseau.
Craig Mod est passionnant, parce qu’il ne se contente pas de réfléchir au devenir du texte, des plateformes, des documents et de la publication. Auteur, designer, éditeur, conférencier, entrepreneur, mentor, Craig se situe à l’intersection exacte du monde de l’imprimé et de celui du digital, et il oscille en permanence entre la Silicon Valley où il réside, le Japon où il a vécu dix ans et où il retourne régulièrement, et New York.
Craig ne donne pas de leçons, il invente des solutions, conscient du fait que les formes de l’écriture et de la création numérique sont toujours en train de s’inventer.
Il interroge en permanence, dans ses écrits comme dans ses entreprises, la relation entre lecture et écriture, entre consultation et publication.
Ce que prend en compte son dernier projet, Hi, c’est l’apparition de la « vie extime », intermédiaire entre vie intime et vie publique, qui donne lieu à des formes de publication à la fois personnelles et génériques, qui ne relèvent pas de l’exhibition, mais plutôt de la reconnaissance du fait que nos vies se ressemblent en bien des points, et que c’est la manière de les raconter qui les rend éventuellement intéressantes.
HI – , comme Instagram ou Pinterest, est une proposition d’interaction, une invitation à partager instantannément ce qu’autrefois il était impossible de partager. On peut faire aujourd’hui bien des choses impensables autrefois. Pourquoi s’en priver ? C’est extraordinairement amusant de vivre dans une époque où de nouveaux outils sont inventés chaque jour, presque trop vite pour qu’on ait le temps d’apprendre à s’en servir avant qu’apparaisse l’outil suivant. Vous n’aviez pas encore apprivoisé Pinterest ? Voici Hi. Vous commenciez à vous sentir à l’aise avec Instagram ? Voici Vine. Voici Path.
Bien sûr, il y a derrière tout ceci de vraies bagarres, autour de jeunes start-ups qui veulent devenir grandes, ou bien se faire racheter très cher avant même d’avoir gagné leur premier dollar. Il y a aussi, derrière les succès de quelques plateformes, l’or de nos données personnelles, les secrets du marketing personnalisé, basé sur la revente de nos goûts et de nos préférences.
Par opposition, la force du livre imprimé se trouve non pas dans une prétendue « perfection » de l’objet, mais dans sa rusticité : l’anonymat de son acquisition et de sa lecture, la paisible évidence de sa possession et la liberté de son possesseur d’en disposer, l’absolue tranquillité de la lecture déconnectée, loin de toute sollicitation autre que celle voulue par l’auteur, portée par le texte lui-même.
Nous sommes les heureux contemporains d’une époque qui nous offre le meilleur du livre et le privilège de participer à l’invention d’un nouvel ordre des lectures et de la connaissance.
J’ai toujours du mal à suivre Hubert, par ailleurs toujours passionnant, lorsqu’il évoque le « basculement » de l’édition vers le web, comme s’il s’agissait d’un mouvement uniforme et inexorable, là où je vois un double mouvement :
– un effort concerté pour faire exister, avec toutes leurs caractéristiques, les livres sur le web – avec un format qui leur est propre, et des caractéristiques maintenues, non pas des caractéristiques physiques comme le skeuomorphisme le suggère, mais bien des attributs conceptuels, indispensables à la forme de lecture que le livre appelle,
– l’invention, directement sur le web, de nouvelles pratiques, de nouvelles manières d’inventer, de créer, d’échanger, de s’exprimer, qui ne sont pas ce qui va nécessairement succéder au livre, ou ce qui doit à coup sûr enterrer le livre, mais ce qui pourrait tout aussi bien le compléter, l’installer parmi d’autres pratiques.
Craig Mod participe des deux mouvements :
– Du premier mouvement, qui prolonge sur le web l’ordre des livres, lorsqu’il dévoile les secrets de la numérisation de son livre Tokyo Space, son choix du format EPUB, les astuces techniques pour créer un fichier adapté à chaque terminal – PC, tablette,smartphone, liseuse.
– Du second, lorsqu’il développe la version iPhone de Flipboard, ou dévoile son projet HI.
L’un des articles qui éclairent peut-être le mieux la réflexion de Craig Mod sur la « physicalité » du livre imprimé et l’intangibilité virtuelle de ses projets numériques est ici : il y raconte comment, à la fin de son expérience avec Flipboard, lorsque la version 1.0 de l’application sur laquelle il a travaillé a été chargée sur l’Appstore, il a voulu rendre tangible le travail réalisé avec son équipe sur ce projet, et qu’il a choisi pour cela de produire un… livre imprimé.
« Abstraitement, vous pouvez réfléchir au passage entre digital et physique comme à un passage entre non-clos et clos. A celui d’un espace sans coins explicites à un autre espace entièrement constitué de coins. »
C’est là une vision de designer, qui pense dans l’espace, et pour qui la définition du livre se rapporte à l’espace de celui-ci, qui se déploie d’un coin à l’autre de la page, puis d’un coin à l’autre d’un bloc de texte ou d’une image à l’intérieur de celle-ci. Sa pensée sur le livre est prise dans la trame invisible sur laquelle il positionne sa mise en page.
Et le plus beau cadeau qu’il a l’idée de faire à son équipe, avant de partir pour d’autres aventures, est celui d’enserrer entre les coins multiples d’un livre cadeau l’essence de leur expérience de quelques mois.
Il nous fait, à nous, des cadeaux successifs, en participant à l’invention d’un web qui encourage la créativité et réveille notre désir d’ajouter du sens à nos parcours, nos observations, nos voyages, nos flâneries. Bel été à tous !
oui, c’est très juste ce que tu dis là — quelques jours avant de partir pour Berlin j’ai pu écrire dans Hi —
cela m’a permis de reprendre une discipline que j’avais quelque peu laissé de côté — uploader une photo mais aussi une pensée et immédiatement j’ai fait de belles rencontres en me baladant sur la carte. J’ai pu dire des choses à la ville, sur la ville et dans la floppée des premiers posts lire de très belles phrases, remercier, échafauder…
De l
Entièrement d’accord sur le double mouvement, mais le second me semble tellement aller de soi que j’ai tendance à l’oublier, alors que j’ai remarqué beaucoup de plateformes pour publier des livres en ligne récemment… ce qui jusqu’à présent me semblait assez timide. Effectivement Hi est un bel exemple de cette seconde tendance.
@Noam A Oui, moi aussi j’ai pu tester HI, plein de gens sympas m’ont envoyé une invit. Aussitôt relancée par d’autres utilisateurs, dont je soupçonne un peu qu’ils font partie de l’équipe, et font de l’animation pour faire « prendre » un peu la mayonnaise…
Marc Jajah sur twitter rappelle l’usage des contraintes fait par Oulipo, et chacun sait que les contraintes aident la création plutôt qu’elles ne la brident. Et Hadrien surenchérit. La réussite de ces services en ligne tient à leur ulta-simplicité, et à la nécessité pour les utilisateurs de définir, chacun et ensemble, les différents modes d’expression qui vont « leur aller ». Dans le cadre technique et fonctionnel s’inscrit un autre cadre, un cadre symbolique, qui définit ce qui va se dire, se montrer, s’afficher.
@Hubert Viendras-tu aux journées organisées par le W3C sur le livre numérique, en septembre ? http://www.w3.org/2012/12/global-publisher/
Ce sera l’occasion de creuser cette relation entre le web et les livres, qui nous passionne tous les deux, finalement, non ?
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